Le 8 septembre 2022 sort dans toutes les bonnes librairies le livre « Espagne 82, la coupe d’un monde nouveau » (Solar) et écrit par Bruno Colombari et Richard Coudrais.

Mais tu me fatigues avec ton beau football, là ! T’en as vu quand, du beau football ?

Le Vieux s’était soudainement mis en colère. Il avait brutalement stoppé la démonstration passionnée du gamin qui n’en finissait pas de nous chanter les louanges de son équipe, de son collectif, de sa tactique révolutionnaire, des stats impressionnantes de ses milieux de terrains. Et enfin de son beau football, terme qui a fait bondir le Vieux.

Moi je vais te dire : Le beau football, le vrai beau football, il est mort. Depuis 1982. Depuis Paolo Rossi.

Paolo Rossi ? j’ai alors fait, avec la mine parfaite de l’ingénu.

Bien sûr que je savais qui c’était. J’avais compris vers où le Vieux voulait nous emmener. Encore et toujours ce match terrible de Barcelone que le Brésil avait perdu contre l’Italie, trois buts du Rossi en question. J’avais juste appuyé sur le bouton. Parce qu’il n’existe pas plus belle musique que le Vieux qui parle de foot.

Le Brésil de 1982, c’est la dernière équipe de foot de l’histoire. Je veux dire, la dernière animée par l’esprit du jeu, de l’offensive, tu vois c’que j’veux dire ? C’était magnifique, le Brésil en 1982. Socrates, Zico, Falcao, Cerezo, tu as déjà vu un milieu de terrain comme ça, toi ?

Euh oui, risquai-je histoire de bien chauffer la machine : le carré magique des Bleus avec Platini, Giresse, Tig…

Ah tais-toi ! Le Brésil de 1982, c’était la fête dans les tribunes, le carnaval, les percussions, les filles sublimes qui dansaient. Et sur le terrain, les joueurs étaient synchro. Ils se passaient le ballon sur le même rythme, tac-tac, avec indolence. Une bossa-nova à la construction puis la samba à l’approche des dix-huit mètres. Les adversaires, ils n’y comprenaient rien.

C’était la Coupe du Monde en Espagne, la plus belle, je t’assure. Et les joueurs brésiliens, c’étaient un peu les Sambassadeurs de Gainsbourg, tu vois ? Et le Vieux de se mettre à chanter (faux) : “Les sambassadeurs sont venus en dansant, la-la-la-la-la-la-la-la, les sambassadeurs sont venus en dansant, armés de tubas jusqu’aux dents”. Enfin, là c’était pas des tubas, hein.

Premier match : Les Russes 2-1, une grosse équipe, les Russes !

On disait Soviétiques à l’époque.

Oui, Soviétiques, Russes, Géorgiens, Ukrainiens, ce que tu veux, c’était pareil ! Le maillot rouge CCCP, putain, ce maillot, on l’a tous dans notre armoire à souvenirs, hein ? Et Dasaev ? Vous vous souvenez de Dasaev qui arrêtait tout ? Un grand maigre, les yeux un peu bridés, jamais un sourire. Cherche pas, lui c’est un Tatar. Ni Russe, ni Ukrainien, ni je-ne-sais-quoi : un Tatar, un guerrier ! Le meilleur goal du monde, l’héritier du grand Yachine. Ça vous parle quand je dis Yachine ? Enfin bon…

Dasaev, il arrête tout, et puis dans le dernier quart d’heure, c’est Socrates boum pleine lucarne. Et puis Eder, boum lucarne aussi, Dasaev il bouge même pas. 2-1, match énorme. Première victoire des Brésiliens.

Bien aidés par l’arbitre, je rappelle.

Oui, oh ! C’est anecdotique. Comme le but des Russes sur une grosse bourde du gardien brésilien. Waldir Perez il s’appelait, le coco. Oh mon dieu, quelle cata ! L’arbitre aussi, une cata. Mais bon, les deux pénos, qu’est-ce qui te dit qu’ils les auraient marqué, les Russes ?

C’est sûr, avec le grand Waldir Perez dans les buts… J’ai ironisé.

Le Vieux m’a fusillé du regard : Waldir Perez il était fort sur les pénos. Il en avait arrêté deux en Allemagne, en amical. Deux pénos de Breitner… Je te le dis, pas sûr que les Russes auraient marqué.

Mais c’est vrai qu’il était moyen-moyen, Waldir Perez. C’était quand même un mystère, ce Brésil : sans doute la plus belle équipe de l’histoire, mais avec un pantin dans les buts. Et aussi un avant-centre bidon. Serginho il s’appelait. Oh mon dieu ce boulet ! Toujours à contre-temps, qu’est-ce qu’il foutait là ? Des bons gardiens, au Brésil, ils n’en ont jamais eu beaucoup. Personne veut jouer goal au Brésil. C’est depuis Barbosa. Tu sais qui c’est Barbosa ? Mais des avant-centres, quoi… C’est un des plus grands pays du monde, ils ont mille équipes dans leur championnat, en plus des mecs qui jouent sur la plage, et tu veux me faire croire qu’avec tout çà, ils n’étaient pas capable de trouver un avant-centre correct ? Putain, Serginho quoi…

Ils n’avaient même pas un Paolo Rossi, par exemple ?

Oh ! Paolo Rossi, quel loustic. Beau gosse, le sourire jusqu’aux oreilles, un charmeur à l’Italienne, tu lui donnes le bon dieu sans confession. Seulement il est nul. On se demande ce qu’il fait là, dans l’équipe d’Italie, pour la Coupe du Monde. C’est bien simple : il est transparent. En même temps, il a pas joué au foot depuis deux ans ! Suspendu dans l’affaire des matches truqués, le Totonero…

Le Vieux se sent obligé d’appuyer la dernière syllabe, et de rouler un peu le r. Il veut le prononcer à l’Italienne, genre Vito Corleone, mais son intonation le rapproche plus de Pagnol.

Deux ans sans jouer et pourtant Bearzot qui le prend dans son équipe, va comprendre. Bearzot c’est le sélectionneur, hein. Les Italiens, ils ne gagnent pas un seul match au premier tour. Trois matches nuls ! Mais vraiment nuls. Ils auraient dû rentrer à la maison. Roger Milla, contre le Pérou, son but était valable, il n’y avait pas hors-jeu. Mais bon, l’Italie qualifiée, par un trou de souris. En 1970, ils n’avaient marqué qu’un seul but et s’étaient qualifiés quand même, ils ont fini en finale. Mais là, en 1982, la blague allait s’arrêter. Deuxième tour dans un groupe de trois, l’Italie se retrouve avec l’Argentine et le Brésil. Ciao bello les amis !

C’était çà, le Vieux, un mec qui ne s’arrêtait jamais de parler dès qu’on le lançait sur le foot. Pour lui, tout s’est passé en 1982. La Coupe du Monde en Espagne, c’est la fin de l’innocence. Le foot est entré dans l’âge adulte. C’est devenu raisonnable, pragmatique, efficace. Ennuyeux pour tout dire. Il reprend.

Le deuxième match, c’est l’Écosse. Pas rien l’Écosse à l’époque. Dalglish, Souness, Strachan, c’était meilleur que l’Angleterre. Les mecs, ils se voient champions du monde ! Ils y vont, face au Brésil, même pas peur, ils marquent le premier but ! Mais après, c’est carnaval. Bam ! Bam ! Bam ! Bam ! Quatre feux d’artifice, 4-1 pour les Brésiliens. Que des buts magnifiques : lucarne de Zico, tête d’Oscar, lob d’Eder, tir de Falcao… Putain le lob d’Eder ! Rough pareil, comme Dasaev, il ne bouge pas. Eder, il tétanise les gardiens !

Après, troisième match, troisième victoire 4-0. Bon, Nouvelle-Zélande en face, pas de quoi pavoiser, hein ? C’est pas du rugby. Ça permet au moins à Serginho de marquer un but. Il parait que ça lui a mis les boules, au gardien neozed, de se prendre un but de Serginho. Les autres il veut bien, mais Serginho…

Même les souvenirs vieux de presque quarante ans parvenaient à mettre le Vieux en transe. Impossible pour lui de passer outre la Coupe du Monde 1982, en Espagne. C’est là, selon lui, qu’on a tué son foot. Et il ne cessera jamais d’expliquer pourquoi.

Tu devrais écrire un livre, le Vieux. Peut-être que ça te détendrait un peu…

Espagne 82, la Coupe d’un monde nouveau